La théorie des sentiments moraux

Comme nous l'avons dit dans la partie précédente, Smith cherchait à mettre en évidence les grands principes qui conduisent la société à plus d'harmonie entre les individus et à écrire un livre pour en rendre compte, une histoire de la civilisation. La théorie des sentiments moraux devait être la première partie et le point de départ de cet ouvrage.


Dans la théorie des sentiments moraux il s'intéresse aux relations entre les individus et cherche à comprendre la morale. La morale est l'ensemble des règles et jugements de valeurs de individus qui nous permettent de distinguer ce qui est bien de ce qui est mal.

Smith observe les gens selon la démarche empirique qui le caractérise, et il remarque deux particularités importantes de la morale : elle a un caractère immédiat et un caractère universel. Un caractère immédiat car si je vois un bonne ou une mauvaise action je suis capable de dire sans réfléchir si cette action est bonne ou mauvaise. Et universelle car tous les individus vont juger de la même façon une même situation.
On peut prendre l'exemple d'une femme qui se fait agresser dans la rue : tous les observateurs vont juger immédiatement que cette action est mauvaise, et cela sera naturel. Smith donne de nombreux exemples pour illustrer ces deux caractéristiques, ce qui est typique de sa démarche empirique. Il se base sur l’observation des faits pour trouver ces deux caractéristiques.

Smith va donc chercher à comprendre pourquoi la morale a ces deux caractéristiques qu'il observe, ce qui le conduit à écrire la théorie des sentiments moraux. Le livre comporte à la fois de nombreux exemple pour mettre en avant ces deux caractéristiques, et les explications de Smith à ce propos. Smith va fonder son analyse autour de la notion de sympathie que nous allons étudier maintenant.

La sympathie comme fondement de la morale

L'homme commence par juger les autres grâce au principe de sympathie

La sympathie explique Smith est la capacité à se mettre à la place d'une personne et de pouvoir partager les sentiments qu'elle éprouve. C'est quelque chose de naturel et d’immédiat. Par exemple si vous voyez une personne heureuse vous allez partager sa joie et être heureux à votre tour même si cela ne vous rend pas directement heureux. C'est le lien de sympathie avec la personne qui vous transmet son bonheur. A l'inverse si une personne est triste par ce qu'elle vient de perdre un proche, vous allez partager sa tristesse même si vous même n'avez perdu aucun être proche. La sympathie fonctionne de façon immédiate et naturelle : vous n'avez pas besoin de réfléchir pour pouvoir vous mettre à la place d'une personne heureuse ou qui souffre et partager son sentiment.

Cette sympathie permet d'avoir un jugement moral immédiat sur les actions des autres : si je vois une personne heureuse car quelqu'un l'aide, je perçois que l'action d'aider est bonne car cela rend la personne heureuse et je perçois ce sentiment positif. A l'inverse si je vois une personne se faire frapper, je partage sa souffrance et je juge négativement l'action de l'agresseur.

Pour Smith ce lien de sympathie nous permet de nous forger notre jugement sur les autres individus en observant leurs actions et les réactions des autres personnes. Cette observation des autres est la première étape dans la construction du jugement moral.

Puis l'homme peut se juger soi-même

Une fois que l'individu est capable en observant les autres et leurs réactions de distinguer ce qui est bien de ce qui est mal il peut appliquer ce mécanisme à son propre comportement et savoir si ce qu'il fait est bien ou mal. Il est capable de se mettre à la place des gens qui vont voir ou subir ses actes et de connaître le jugement qu'ils porteront sur lui. Le jugement moral devient universel.

Smith insiste sur cet ordre logique : juger les autres dans un premier temps, puis juger sa propre personne dans un second temps. Il fait l'expérience de pensée d'une personne qui vivrait seule sur une île déserte, sans aucun contact humain et sans aucun miroir. Cette personne serait incapable de savoir si sa conduite est bonne ou non, pas plus qu'elle ne saurait si son visage est beau ou pas. Le jugement qu'on porte en premier sur les autres nous donne une sorte de repère pour pouvoir juger notre propre comportement. La société agit comme une sorte de miroir : l'appropriation ou la désapprobation des autres est le reflet de notre moralité.

Smith se rend compte que cette façon de construire la morale rencontre un problème : la morale devient dépendante de l'opinion de la société, qui peut se tromper momentanément et changer. Comment s'assurer que notre morale est universelle et sure ? Le caractère immédiat nous vient de la sympathie. Mais pour le caractère universel et juste de notre morale, Smith va se tourner vers une nouvelle explication : le spectateur impartial.

Le spectateur impartial à l'aide d'Adam Smith

Le spectateur impartial de Smith est notre juge intérieur que nous appelons pour juger nos actions en dernier recours. Si on considère que les autres se trompent de jugement par exemple, on va se référer au jugement de ce spectateur impartial et non à celui des autres. Le spectateur impartial est ce qui nous garantit de ne pas nous tromper car il est impartial et ne dépend pas des sentiments ou des opinions de la foule. C'est une sorte de conscience éclairée que nous avons en nous pour nous aider.

Voici comment Smith décrit le spectateur impartial dans la théorie des sentiments moraux :

L'homme en appelle de la sentence prononcée contre lui par son semblable, à un tribunal supérieur, à celui de sa conscience, à celui d’un spectateur que l’on suppose impartial et éclairé, à celui que tout homme trouve au fond de son cœur et qui est l’arbitre et le juge suprême de toutes ses actions.

Mais d'où vient ce spectateur impartial que nous avons en nous et qui nous sert de juge en dernier recours ? C'est ce que nous allons voir maintenant.

Au début, notre spectateur impartial ne sait rien (comme celui de l'homme sur une île déserte). Il ignore ce qui est moral ou non. Puis, à force de porter des jugements sur les autres en les observant, il finit par en déduire des règles générales et des principes sur la morale. Quand notre spectateur impartial est suffisamment développé, il peut nous aider à juger correctement et sans risque de se tromper. On n'a alors plus besoin de se référer au jugement des autres, on peut utiliser uniquement le jugement de notre spectateur impartial.

Cette façon de développer notre sens moral est proche de l'empirisme défendu par Smith : l'observation des autres conduit notre spectateur impartial à déduire les règles de la morale, qu'il ne connaissait pas avant. Vous voyez, la démarche empirique est présente dans toute la pensée de Smith !

Finalement, chaque individu n'en appelle plus qu'à son spectateur impartial pour juger de son propre comportement et celui des autres. Comme nous construisons tous notre spectateur impartial de la même façon dans la même société, notre spectateur impartial est identique entre individus. Le sens moral est donc universel et juste grâce au spectateur impartial et immédiat grâce à la sympathie.

Conclusion :

Smith centre son analyse de la morale autour du principe de sympathie et de la figure du spectateur impartial. La sympathie qui nous permet d'entrer en communion avec les sentiments des autres nous offre un jugement immédiat sur les actions que l'on observe. Notre morale se construit alors en trois étapes. La première consiste à observer et juger les actions des autres via la sympathie. Puis cela nous permet de porter un jugement sur nos propres actions, en utilisant les réactions des autres comme un miroir. Enfin, tous ces jugements que l'on porte et qu'on voit chez les autres alimentent notre spectateur impartial. Celui-ci en déduit de ses observations les règles et principes de la morale, ce qui nous permet de les intérioriser. On retrouve dans la formation de la morale une application de la méthode empirique : observer les autres (à l'aide de la sympathie) pour en déduire des généralités (à l'aide de la sympathie et du spectateur).


Nous avons vu dans ce chapitre comment Smith utilise la méthode empirique pour décrire la formation du sens moral. La théorie des sentiments moraux devait être la pièce centrale de la partie de son histoire de la civilisation. De ce qui devait être la seconde partie, il ne nous reste que la richesse des nations. C'est l'objet de notre prochain chapitre.

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